Anatomie de l’escape box

Quand l’énigme se fait langage du monde

Derrière la bannière du mot « escape game » se cachent de multiples réalités. Si nous avons déjà évoqué certains des paradoxes de l’escape room immersive, il nous fallait encore nous attaquer à ce genre particulier qu’est l’escape box, parfois aussi appelé escape game « de table » ou simplement jeu d’enquête.

Cette famille ludique inonde aujourd’hui les boutiques (physiques et virtuelles) et, pour certains éditeurs au bras long, les grandes surfaces. Vous en connaissez déjà les gammes les plus courantes – Unlock, Exit, Dossiers Criminels, Sous Scellé, Chronicles of Crime, Deckescape – souvent regroupés sur la même étagère d’un vendeur et ce bien qu’elles ne soient assurément pas toutes créées égales : le champ de l’escape box est semé d’autant de perles que de navets.

Malgré la diversité de ses titres et le flou de ses frontières, l’étalement des mécaniques et des expériences qu’il propose, le genre se caractérise au fond par l’extraction d’un même gisement : le mystère. Au-delà du sens commun (ce qui est caché, secret), le mystère est un puissant méta-moteur de jeu : il porte en lui un objectif clair (découvrir le caché, combler un défaut de connaissance) et s’adapte à une multitude de chemins et d’imaginaires construits pour atteindre cet objectif.

Le mystère est un mur que le public des jeux d’énigme et d’enquête cherche à enjamber pour voir ce qu’il y a derrière : un mur plus ou moins haut, plus ou moins bien bâtit, plus ou moins vraisemblable. Bienvenue dans l’art subtil de l’escape box.

The Curious Correspondance Club

The Curious Correspondance Club

Du concept

Pour être précis, il nous faut dans un premier temps distinguer jeux d’enquête et jeux d’énigmes. Les deux mettent à l’épreuve la sagacité des joueurs et supposent la recherche d’une solution au problème contenu dans la boîte. Leurs mécaniques de jeu diffèrent sensiblement, bien qu’elles puissent circuler d’une catégorie à l’autre, tout en allant puiser dans un pot commun de mini-jeux, cryptages, problèmes mathématiques et autres casse-têtes. L’enquête et l’énigme ne sont d’ailleurs pas exclusives : elles sont le fruit de la même graine – le caché.

Les éléments de jeu d’une enquête se distinguent toutefois par leur intelligibilité immédiate. Un rapport de police, une note manuscrite du suspect, un écran de vidéo-surveillance, un ticket de métro poinçonné : l’information que porte l’objet est directement accessible. C’est la chronologie et l’interdépendance des faits, cachées à nos yeux, qui construisent le mystère. Les « purs » jeux d’enquête (comme Sous Scellé, Cold Case ou le renommé Detective) sont fondamentalement des jeux d’assimilation : il nous faut ingurgiter une grande quantité d’informations nouvelles et morcelées pour ensuite tisser des liens entre elles. Éprouver notre finesse d’analyse est tout l’intérêt du jeu, dont l’objectif est généralement de répondre à une série de questions de compréhension (qui est le tueur ? quel est son mobile ? etc).

Les jeux d’énigmes sont à l’inverse marqués par une certaine inaccessibilité première : le contenu même de ce que je vois ne fait pas sens a priori. Qu’il s’agisse d’une disposition particulière d’objets sur une table, d’un message crypté, d’une prophétie sibylline, d’un alignement incongru de signes, de morceaux de poterie sous forme de puzzle… l’énigme se reconnait à l’opacité de son énoncé. Elle met à l’épreuve l’esprit du joueur, « confronté en quelque sorte aux pièges de ses propres projections mentales, de ses cadres de pensée » (Schmoll, 2024). L’énigme nous invite plus globalement à regarder le monde sous un angle nouveau.

La gamme Detective box

La gamme Detective box

Du matériel

L’escape box reprend une caractéristique essentielle du jeu de société : la centralisation de son matériel. La boîte contient tous les éléments nécessaires à la résolution du problème. Si les enquêtes de type ARG (alternate reality games) travaillent l’idée d’éclatement de la source (via des supports réels et extérieurs au jeu, comme des faits historiques et documents en ligne), l’escape box vise au contraire sa concentration. Le genre nous offre ainsi un « baluchon de mystère » avec lequel cheminer le temps d’une soirée.

Cette concentration produit d’ailleurs un effet complexe à solutionner en termes de game design : la confusion de la découverte simultanée de tous les éléments de jeu. Ce brouillard de guerre, excitant de découverte, se double d’une première étape généralement fastidieuse de prise de connaissance intégrale du contenu disponible. Certains jeux jugulent ce débordement en organisant la découverte progressive de l’information par un système d’exploration spatiale (Unlock, Time Stories, Chronicle of Crimes, Guilty). L’ouverture classique par « commotion cérébrale » (tout d’un coup !) peut toutefois rester une source de plaisir et faire partie intégrante de l’expérience.

Pour des raisons de praticité et de coût de fabrication, le matériel des escape boxes commercialisées est essentiellement constitué de papier. Sur la table, des feuilles étalées de différents formats sur lesquelles se penchent des visages concentrés et perplexes – de loin, pas de différence avec la prise de tête d’une déclaration d’impôts. L’usage d’un matériel original et en volume (objet exotique ou inattendu) produit toujours un effet marquant (comme dans les géniaux Codex et Legacy : Quest for a Family Treasure), même s’il peut parfois rester purement décoratif (On Circus Ground).

C’est justement cette distinction par le matériel et l’exploration de la dimension tactile qui font tout l’attrait des escape boxes événementielles (comme celles du Village Enquête ou des diverses « malles à escape game » que l’on trouve en festival, team-building ou exploration urbaine). Généralement uniques ou produites en peu d’exemplaires, ces boxes réinvestissent l’objet, sa sensualité, son magnétisme, son aura, comme source inépuisable d’énigmes et de fascination.

Legacy : Quest for a Family Treasure (Mathias Daval, 2023)

Legacy : Quest for a Family Treasure (Mathias Daval, 2023)

Du réalisme

C’est donc sur le papier que se joue la bataille de la représentation : que montrer et comment le montrer ? Resurgit ici tout le dilemme du « second degré » (Brougère, 2005) et du « faire-semblant » : dès lors que l’objet qui sert narrativement de support à l’information utile n’est pas lui-même une feuille de papier (comme l’est un rapport d’enquête, une photo, un flyer ou un plan de ville), ce qui est représenté reçoit de fait le sceau du factice. C’est notre imagination et notre volonté « d’y croire pour le jeu », de combler diligemment le fossé entre le signifiant et son signifié, qui rendent l’engament possible avec ce monde de faux.

La gamme Unlock illustre parfaitement cette tension : le jeu n’est composé que de cartes. Mais les éléments de l’histoire, eux, ne sont jamais sur des cartes : ils sont sur la coque d’un sous-marin, sur un meuble, dans un sac à main, etc., qui sont représentés sur la carte : les joueurs manipulent ainsi des images (et non l’objet lui-même).

Si les jeux d’enquêtes en particulier – et c’est ce qui fait leur attrait – aspirent plus qu’ailleurs à une certaine pureté de la forme et privilégie au maximum le réalisme de ses documents, la grande majorité des escape boxes recherche l’effet de réel. L’objectif est, sinon de faire coïncider l’élément de jeu avec l’objet réel (un rapport de garde à vue A4 livré « tel quel »), du moins la représentation réaliste d’un objet qui pourrait être réel (en une sorte de nature morte d’objets entassés sur une table, comme dans Mystery Poster).

Dès lors, le photoréalisme s’impose comme la technique privilégiée du genre : c’est ce qui le distingue du reste de la production ludique, plutôt tournée vers l’illustration figurative. Ce quête de réalisme se fonde sur un désir d’immersion. En minimisant la friction de la représentation, tout un pan d’escape boxes visent ainsi le frisson du réel : ce que vous avez entre les mains pourrait être vrai.

Les concepteurs et conceptrices sont ainsi en permanence à se poser la question : jusqu’où pousser la vraisemblance ? Bien qu’il existe une grande diversité de supports papiers (carte postale, plan, rapport, livre, etc.), s’affranchir du vraisemblable offre un important renouvellement de la matière des énigmes. Il s’agit, en clair, de faire certaines concessions sur le réalisme de l’objet et de sa représentation pour ouvrir le champ des possibles. C’est notamment là qu’excellent les jeux d’énigme, dont l’équilibre fragile entre support et représentation est parfois brillamment réussi (comme dans Curious Correspondance Club où l’on se retrouve, dans l’un des épisodes, à faire tourner une « caisse » en papier sur le plan d’un entrepôt pour trouver un code) ou terriblement déceptif, laissant un arrière-goût de bâclé proche du degré zéro de l’immersion (HomecapeHome, Deckscape et nombre de « livres-escape » de supermarché).

Cold Case : La fin de l’innocence

De l’histoire

Toutes les escape boxes s’inscrivent dans un imaginaire qui est, plus encore que pour le jeu de société, la vraie porte d’entrée de l’expérience : le titre, la couverture, les éléments visuels, le pitch – tout concoure à nous plonger dès le départ dans une histoire. L’univers et le cadre géo-temporel viennent ensuite donner une cohérence stylistique à l’ensemble des objets réunis dans la boîte : c’est sa couleur narrative. Le contraire – un assemblage d’énigmes et de casse-têtes sans histoire – rendrait l’expérience relativement austère, quoique non dénuée de plaisir : c’est déjà ce que nous faisons avec le Sudoku, les puzzles et les exercices de maths. Si nous venons à l’escape box, c’est bien pour être contés.

L’émergence du genre pourrait être vue en cela comme une forme de réponse à ce difficile emboitement du jeu de société et du narratif, malgré les tentatives modernes toujours plus savantes pour allier les deux. Les escape boxes – du moins les plus réussies – ont besoin de l’histoire, à la manière d’une force gravitationnelle, pour faire tenir leur expérience.

Mais comment raconter une histoire à travers une série d’énigmes et de documents hétérogènes ? C’est là que se loge tout l’art des « problémistes » de l’escape box (ceux qui conçoivent les énigmes, par opposition aux « solutionnistes » que constituent les joueurs). Ils doivent doser la répartition de l’information « pertinente » (utile à la résolution) et « décorative » (le narratif, le lore, le « fluff ») à travers les multiples supports du jeu, la première étant généralement cachée dans la seconde.

L’histoire, nécessairement diffuse et fragmentée, est ainsi présente à la fois dans le design graphique des documents (tel choix de texture, de police de caractère, de photo, de façon de présenter l’information pertinente) et dans le discours énonciateur – ce que dit le jeu directement aux joueurs sous la forme d’un texte dans le meilleur des cas diégétique (le classique texte introductif ou « lettre de mission », une note manuscrite, une page d’un journal intime, une capture d’écran de mail), mais également hors jeu (règle du jeu, texte sur la boîte et contenu additionnel de l’application dédiée). Certains jeux d’enquête affublés d’un manuel ou d’une application offrent ainsi un espace étendu de « littérature » permettant d’étoffer leur univers (Les Animaux de Baker Street, Sherlock Holmes – Détective Conseil, Chronicle of Crimes). D’autres privilégient la dimension narrative et interactive (Dune : House of Secrets, Mortum : enquêtes médiévales) avec plus ou moins de réussite.

Deux démons menacent toutefois fréquemment cette entreprise à l’alchimie difficile : 1) le péché mignon du romancier (vampiriser certains documents avec une surabondance de texte décoratif, souvent parce que « ça ne coûte pas plus cher ») ; 2) le piège du collier de perle (enchaîner les énigmes et mini-jeux en espérant lier l’ensemble par un filet narratif trop mince). Les meilleures escape boxes réussissent à intégrer la narration finement à travers tous les supports, de façon à rendre fluide et naturelle la plongée dans l’univers du jeu, jusqu’à une résolution logique et satisfaisante.

L’histoire que raconte l’escape box est ainsi toujours kaléidoscopique : c’est un puzzle mental que reconstituent les joueurs. L’objectif du jeu est l’aiguillon qui nous fait progresser à travers cette histoire en pelote. Il s’agit toujours de trouver une information que nous n’avons pas au départ : notre cheminement est celui du passage de l’ignorance à la connaissance. Cela peut être de répondre à un ensemble de questions (qui a tué Mme Perroquet ? et pourquoi ?) ou trouver un équivalent-code très important (la combinaison, le mot de passe, le nom secret, la localisation, etc.), une sorte d’exploration du « MacGuffin » hitchcockien (Truffaut, 1966). Ce cheminement est, vous l’aurez compris, à sens unique : une escape box n’est jouable qu’une fois, à l’instar d’un whodunit filmique ou romanesque.

Codex : L’Ultime secret de Léonard de Vinci

Des mécaniques

Si le narratif reste la porte d’entrée de l’escape box c’est parce que les mécaniques de jeu sont relativement constantes et connues : il s’agit toujours de bien observer, d’associer des éléments disparates entre eux et de découvrir la logique interne du jeu (aussi tortueuse soit-elle !). Les escape boxes restent des jeux « intellectuels » qui challengent l’esprit et récompensent l’effort cognitif.

C’est à l’intérieur de ce cadre général balisé et attendu que se développe l’art subtil de l’énigme, au milieu d’un ballet de tartes à la crème et de capillotractage irrécupérable. Ce qui distinguera une escape box d’une autre, c’est bien la finesse de ses séquences logiques, sa difficulté savamment dosée, son évidence une fois résolue, et l’originalité de ses supports.

Certains éditeurs, soucieux de renouveler le genre, poussent l’exploration vers de nouvelles formes du jeu d’énigme/enquête (Perspective, Flashback : Zombi Kids, Guilty, mais aussi le futur Split Stories) tandis que d’autres se vautrent dans l’exploitation sans imagination du filon (éviter la désespérante gamme Escape Box de 404 éditions).

Les jeux d’enquête « purs » (Cold Case, Sous Scellé, Dossier Criminel) gravitent autour de la même mécanique, celle de la déduction. Prenez trois éléments (l’heure de passage de la voiture A, le témoignage du personnage B, la vitesse du vent dans le lieu C) et déduisez que le coupable est X. Le modèle théorique sous-jacent est souvent celui des ensembles mathématiques (la solution regroupe tous les bons critères), même s’il peut rester une part d’interprétation qui sème le doute jusqu’à la résolution finale.

Pour les jeux d’énigme, les mécaniques et approches cognitives offrent plus de diversité, puisque moins contraintes par le réalisme d’une enquête et sa méthodologie. On y retrouve ainsi un large panel d’actions, comme compter, classer, organiser, agencer, superposer, manipuler, à tel point que l’on atteint parfois les limites de la vraisemblance que nous avons évoqué plus haut (la question qui fâche est toujours : « Qui, dans l’histoire, a créé l’énigme, et pourquoi s’être donné cette peine pour cacher l’information ? »). L’utilisation de matériel exotique ajoute à cette diversité des expériences (l’ombre d’une Tour Eiffel miniature projetée sur un plan dans Legacy, les pions d’un faux prototype de jeu dans LUDUS, un faux-miroir à percer dans l’épisode 3 de Curious Correspondance Club).

Ainsi, la différence entre jeu d’enquête et jeu d’énigme est un peu celle entre Se7en et Indiana Jones : les arrangements avec le réalisme et la vraisemblance sont différents – mais les deux produisent des chefs-d’œuvre.

Guilty : Houston 2015

Du sens à tout cela

Il n’y a pas à chercher bien loin pour comprendre la raison d’être des escape boxes : ces jeux reflètent l’énigme même du réel. Depuis l’aube des siècles, l’humanité cherche à comprendre ce qui a priori est incompréhensible. Nous sommes ontologiquement habités par le spectre de l’énigme.

Les escape boxes réalisent ainsi le fantasme d’une quête perpétuelle de sens. Elles nous donnent accès à tout le matériel nécessaire à la résolution d’une énigme, sans ôter le plaisir du cheminement vers sa résolution. Les énigmes du réel sont obsédantes car nous n’avons précisément pas accès à toute l’information. Les faits nous sont cachés et la culture du secret (des familles, des organisations, des gouvernements) est telle que nous devons vivre en permanence avec des hypothèses et des dossiers irrésolus.

« La diffusion des jeux cryptiques n’est sans doute pas telle qu’ils puissent prétendre être l’expression d’une société plus intelligente. Néanmoins, penser la possibilité d’une catégorie de jeux qui valorisent le mystère et sa résolution manifeste l’émergence d’une société du moins plus réflexive, qui s’interroge sur elle-même. » (Schmoll, 2024)

L’omniscience de notre époque (accès permanent au monde entier) n’a pas diminué l’épaisseur du mystère, au contraire : les connexions se sont multipliées et les possibilités d’interprétation tout autant. C’est tout le paradoxe du progrès souligné par Edgard Morin (2017) : à mesure que les connaissances objectives progressent, de nouveaux mystères émergent – ainsi que de nouvelles croyances.

Les escape boxes répondent à cette anxiété en offrant une forme de résolution, de clôture dans un monde qui n’en a aucune. Au fond, l’émergence de l’escape box coïncide avec le besoin d’être rassuré – à tort ou à raison – sur la possibilité d’une explication au profond mystère qui enveloppe nos vies.

Romain Pichon-Sintes – Le Miroir des jeux – Août 2024

Références

Brougère, Gilles (2005). Jouer/Apprendre. Economica.

Morin, Edgard (2017). Connaissance, ignorance, mystère. Fayard.

Schmoll, Patrick (2024). « Énigme », dans Dictionnaire des Sciences du jeu, sous la direction de Gilles Brougère et Emmanuelle Savignac. Éditions érès.

Truffaut, François (1966). Le Cinéma selon Alfred Hitchcock. Robert Laffont.

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