Subir ‘Skyjo’

Le phénomène d’un jeu « à gratter »

Skyjo (Alexander Bernhardt, 2015) – Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1978)

Skyjo (Alexander Bernhardt, 2015) – Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1978)

Qui ne l’aura pas vu cet été sorti sur une table ou une serviette de plage ?

Top des ventes sur Amazon, carton des boutiques de jeu, incontournable de la grande surface, adoré des reviewers et boudé des joueurs « experts », Skyjo est bien parti pour finir, à l’instar du Uno et du Scrabble, dans tous les placards des chaumières de France et de Navarre. Bon sang, mais que se passe-t-il avec ce jeu ?

Bien que le titre de cet article évoque le sentiment non feint de son rédacteur, la question n’est pas de savoir si l’on aime ou pas Skyjo – la réponse importe peu – ni de savoir s’il s’agit ou non d’un « bon » jeu. Skyjo crée des moments joyeux autour de la table et, quelles que soient ses qualités intrinsèques, rien ne pourra lui retirer le plaisir qu’il génère… même si c’est aussi ce que l’on dit de la bataille corse et de la pizza.

En réalité, ce qui va nous intéresser ici c’est de comprendre ce qui se joue avec ce curieux phénomène conçu par Alexander Bernhardt, édité chez Magilano et distribué en France par Blackrock Games. À l’instar, dans un autre champ culturel, de Bienvenue chez les Ch’tis (très bien analysé par le critique Jean-Baptiste Thoret), Skyjo est un hit populaire qui répond à un besoin de son époque et nous en donne des clefs de lecture. Bienvenue dans la Skyjologie.

« Anticipez et soyez audacieux...! Skyjo est un jeu de cartes simple, subtil et terriblement addictif » (éléments de langage officiels)

Set up Skyjo – Bienvenue chez les Ch'tis (Dany Boon, 2008)

Recette pour un blockbuster

Il est toujours plus facile d’expliquer les raisons d’un succès a posteriori. En réalité, c’est une alchimie complexe qui fait la popularité d’un jeu, mêlant les conditions de sa genèse, la force de son marketing, la prise du bouche à oreille, sa résonance avec l’air du temps, son thème ou, évidemment, sa qualité mécanique. Chaque « hit » mériterait ainsi une enquête sociologique, historique et économique approfondie – hors de portée de cet article. Nous pouvons néanmoins, à partir des caractéristiques observables du jeu, décrypter certains des ingrédients qui en facilitent la prise avec le public, comme une « affordance au succès ». Objectivement, Skyjo est donc :

Facile à mettre en place. Chaque joueur reçoit douze cartes pour composer devant lui un tableau de 3 par 4 cartes face cachée, puis en retourne deux au choix. Difficile de faire plus simple. Chacun possède ainsi son terrain, son champ à cultiver, espérant pouvoir en tirer un meilleur parti que les autres. Cet individualisme intrinsèque, cela ne surprendra personne, s’accorde à merveille à celui de son époque. Le pot commun de la pioche fonctionne ainsi comme un espace collectif symbolique (la planète, la vie en société) où nous venons projeter nos espoirs – passifs – d’une amélioration de notre condition personnelle d’existence.

Conçu pour une jauge très soupleSkyjo est jouable 2 à 8 (vous l’avez certainement vu testé à plus), mais surtout les joueurs peuvent se rajouter inopinément jusqu’au dernier moment. Ce facteur ajoute à la spontanéité et à l’ouverture sociale. Le jeu s’inscrit à rebours-poil d’une certaine rigidité logistique que l’on peut parfois rencontrer dans le monde du jeu de société – la limite physique du nombre de participants à l’amusement. Skyjo s’affranchit de cette contrainte. La raison : son game design reste très peu impacté par cette variable.

HoodDocumentary (série TV, 2016) – Un « tableau » individuel Skyjo

Facile à expliquer et à comprendre. Pas de fausse promesse là-dessus : les règles sont simples. Piocher une carte puis l’échanger avec une de son tableau ou la défausser. C’est tout. Si cette simplicité (ou « manque d’agentivité » diront les mauvaises langues) est ce que l’on peut reprocher au jeu, c’est aussi là toute sa force – il n’y a pas à réfléchir. L’essentiel des productions culturelles, jetant l’éponge de leur potentielle fonction subversive, relève du « no brainer », du remplissage indolore et confortable, caractéristique parfois consubstantielle du top des ventes. En réalité, et cette démarche d’analyse s’en veut la preuve, il n’existe pas de tels objets « creux ». C’est toujours notre esprit critique que nous laissons sous anesthésie, pour une raison ou pour une autre. La profondeur existe toujours dans l’œil du regardeur – à nous d’en maintenir la braise.

Là même où tu te trouves, sonde !
La source est au fond !
Laisse donc brailler les sombres oiseaux :
« Toujours au fond se trouve – l’enfer ! »
(Nietzsche, Le Gai savoir)

Rapide à jouer. Vous le savez, les « gros jeux » font peur aux non-experts (certains moins que d’autres, vu le succès de mastodontes comme Terraforming Mars). Annoncer plus d’une heure de partie et se lancer dans vingt minutes d’explication de règles décourage une grande majorité de joueurs (et de non-joueurs !). Les jeux rapides (moins de 30 minutes) remportent toujours l’adhésion la plus large, dans une majorité de situations. Avec des parties moyennes de 15 minutes, Skyjo coche naturellement cette case. Qui a encore le temps de jouer ? Le monde occidental d’aujourd’hui est un monde pressé : il faut aller vite, faire vite, jouir vite, et la durée n’est plus célébrée que par des résistants – les films d’Apichatpong Weerasethakul, les performances de Marina Abramović, les pièces de Wajdi Mouawad… ou les jeux d’Intrafin Games.

Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Apichatpong Weerasethakul, 2010)

Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Apichatpong Weerasethakul, 2010)

Abstrait et sans ambiguïté visuelle. Malgré un renouveau constant et un « déguisement » thématique aujourd’hui très fort, les jeux abstraits ont moins le vent en poupe que dans les années 80 et 90 (voir l’évolution du jeu française de 1950 à 2000). Leur grande force est pourtant leur intemporalité, à l’instar du jeu de carte traditionnel, du Go ou encore des dominos. Skyjo s’inscrit dans cette tradition : il n’est composé que de cartes portant l’information d’un nombre. Les couleurs n’ont aucune incidence sur le jeu sinon d’en faciliter la lecture en redoublant l’information. Ce design à l’épure fait l’économie de toute fiction et, aussi clivant soit-il, ajoute à la facilité de prise en main : aucun temps n’est « perdu » dans la lecture et la découverte du matériel. Cette formule nous questionne sur la prégnance de la thématisation dans le jeu de société moderne. Pourrions-nous imaginer que l’habillage narratif des jeux passe de mode ? Que dans vingt, trente ans ou cinquante ans les jeux reviennent à leur formule « primitive » abstraite ? Une chose est sûre : ils n’en perdraient rien de leur force évocatrice. Skyjo pourrait être un jeu pythagoricien, fasciné par les nombres et leur symbolique. Rien ne l’empêcherait non plus d’être détourné à des fins de divination…

Pratique. Avec son nom facile à retenir et sa petite boite qui s’emporte partout (vendue autour de 16€), Skyjo s’assure là encore qu’il n’y ait aucun frein à son acquisition et à sa circulation. Les éditeurs oublient parfois l’importance de la vie quotidienne des jeux une fois acquis. Le rangement et le transport sont autant de facteurs facilitant ou bloquant la vie d’un jeu. Une grosse boîte reste à la maison et circule peu, là où un petit jeu s’emporte partout et a d’autant plus de chance de voyager, d’être montré et de bénéficier d’un solide bouche à oreille.

Une « bonne carte » à Skyjo – Hard Heigh (Paul Thomas Anderson, 1996)

Un jeu de hasard. C’est un truisme bien connu des game designers : l’aléatoire a toujours plus de succès auprès du grand public (le hasard est un grand égalisateur des chances de réussite), tandis qu’à l’inverse les jeux experts vont avoir tendance à le minimiser pour privilégier la compétence des joueurs. N’en déplaise à son descriptif officiel qui n’ose pas l’assumer comme tel, Skyjo est bien un jeu de pur hasard. La minime interaction avec le voisin de gauche, via la carte que l’on défausse (et que celui-ci peut récupérer au lieu de piocher), ne suffit pas pour en faire un quelconque espace « stratégique ». Dans Skyjo, la compétence n’existe pas. Le message est clair : pour réussir, seule suffit la chance. Suivez votre instinct !

Une mécanique éprouvée historiquement. Il est intéressant de retrouver une filiation du jeu dans le « Golf » : un jeu de carte traditionnel, dans lequel chaque joueur a un tableau de quatre cartes devant lui et doit obtenir le moins de points en fin de partie. Skyjo vient donc bien de quelque part et c’est tant mieux. Le game design est un art mutant – il absorbe et transforme en permanence ce qui l’a précédé, en y ajoutant sporadiquement des mutations spontanées qui ouvrent de nouveaux embranchements génétiques. L’important ici est de comprendre que la mécanique de base a déjà fait ses preuves : c’est une donnée essentielle pour jauger la robustesse d’un système et sa popularité, à l’instar du jeu de pli.

Ainsi, comme les films et autres productions culturelles, les blockbusters du « jeu de poche » ont leur recette – souvent éprouvée par le marché –, même si son application à la lettre ne prévient aucunement d’un échec potentiel. Un éditeur se lançant dans la conception d’un jeu aux mêmes caractéristiques que Skyjo pondrait-il un autre hit ? C’est possible. Peu ou prou, ce sont là des éléments que l’on retrouve dans Le 6 qui prend – un autre jeu à succès. En son temps, Jungle Speed en faisait également la démonstration (en remplaçant le hasard par les réflexes). La question qui reste est : le public se lassera-t-il des mêmes recettes ? Pas sûr…

Jeux à gratter – The Addiction (Abel Ferrara, 1995)

Vous avez dit addiction ?

« On vous a dit déjà que vous risquiez de devenir accroc… ? (sur le site du distributeur)

« Addictif » est l’élément de langage le plus usité par le marketing de Skyjo. Le mot, nous dira-t-on, est à prendre dans son sens figuré : personne ne se réveille la nuit pour jouer à Skyjo, ni a besoin d’une cure de détox. C’est toutefois bien ce vocabulaire qui nous met sur la piste de la véritable clef de lecture du jeu – les jeux à gratter.

Au fond, Skyjo rentre sous la peau de ses afficionados parce qu’il procure la même sensation qu’un Banco ou un Millionnaire – éprouver sa chance devant les autres. La mécanique même du jeu converge vers cette sensation : qu’il s’agisse de piocher une carte ou d’en retourner une de son tableau, chacun espère y trouver une valeur basse (–2, –1 ou 0) ou une carte qui lui permette d’éliminer une colonne (si trois cartes d’une colonne sont identiques, elles sont automatiquement défaussées). À chaque action de jeu notre esprit est ainsi conditionné, quasiment de façon pavlovienne. Je retourne une carte – Vais-je avoir de la chance ? Et si je n’en ai pas eu, ce n’est pas grave : peut-être en aurais-je à la prochaine carte. Jouez vite, car je suis impatient de gratter à nouveau ! Pas de millions à gagner à la fin sinon le sentiment grisant « d'avoir eu de la chance ».

La chance est une mystique universelle. Certains ont une chance de cocu, d’autre ont la poisse d’un roturier. Mais la chance tourne. Y a-t-il un destin ? Une bonne étoile ? Le monde est-il avec moi ? La qualité de ma vie est-elle toute entière due à la chance ou à ma volonté ? Autant de questions qui traversent tous les esprits. Tout le monde aimerait avoir de la chance – et tout le monde envie ceux qui en ont. On se moque des malchanceux, on jalouse les chanceux : la dynamique sociale de Skyjo fonctionne à merveille, portée par cette légèreté a priori sans conséquence propre aux jeux de société. Chaque action d’un joueur entraine la réaction de ses partenaires : le commentaire est immédiat (admiration, jalousie, moquerie). Quelle que soit son issue, votre action est reconnue, considérée – une richesse dans un monde où règne le fléau de l’indifférence.

The Truman Show (Peter Weir, 1998)

Skyjo, à l’instar des pur jeux de dés comme le Yam’s, réveille ce territoire inconscient du désir de différence (pour soi et vis-à-vis des autres) et en fait le cœur de son système. Les joueuses et joueurs sont pris dans une sorte d’étau mental auquel il est difficile de résister (« et si cette fois j’avais de la veine et que l’on me voyait comme quelqu’un de chanceux ? »). Malgré une différence dans les cartes initiales entièrement liée à la chance – ce qui est l’exact reflet de nos conditions de naissance – Skyjo, à l’instar des jeux à gratter et du loto, entretient le topos du court-circuit : tout est possible, peu importe votre condition de départ. Nous revoilà hantés par le fétiche du discours libéral, si séduisant : tout le monde a sa chance.

Ainsi, Skyjo répond à un ensemble de besoins humains sur le plan inconscient, presque subliminal, et reflète particulièrement bien certaines dynamiques du corps social. Mais le jeu ne prend pas parti – bien que l’on puisse associer son existence même à une prise de position, par reproduction et validation. En réalité, Skyjo nous donne ce que nous réclamons : de l’espoir et de la considération. Reste à nous de décider si nous voulons passer le reste de notre vie à Seahaven*… ou en sortir.

Romain Pichon-Sintes – Le Miroir des jeux – Avril 2024

*ville imaginaire où se situe l’action du film The Truman Show

Suivant
Suivant

Anatomie de l’escape box