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Jekyll & Hyde vs Scotland Yard

Les deux visages d’un même jeu

À dire vrai, Jekyll vs. Hyde, la version initiale éditée par Mandoo Games en 2021, n’avait pas particulièrement besoin d’un successeur. Ce bijou du jeu de pli en duel est déjà une réussite totale, ingénieux et accessible au grand public tout en étant très apprécié des joueurs experts, rompus aux tactiques de la carte à jouer et du double guess.

Et pourtant, deux ans plus tard c’est bien Jekyll & Hyde vs Scotland Yard qui toque à la porte des boutiques de jeu. La promesse ? Une version coop de son système de jeu. Plus que son titre à rallonge, c’est une nouvelle expérience concoctée à partir des mêmes bases que nous proposent les trois auteurs crédités (Geon-Il, Olivier Cipière, Gaëtan Beaujannot). Comment ne pas mordre à l’hameçon ?

« Newcomen trouva facilement les débris de la canne près du cadavre. Le pommeau, taché de sang, était gravé au nom de Henry Jekyll. Il se rendit immédiatement au domicile du bon docteur pour obtenir des explications. » (extrait de l’un des chapitres du jeu)

Le jeu de pli se porte bien

Si vous pensez « jeu de pli coopératif », l’excellent The Crew vient naturellement à l’esprit. Mais ce brillant dépoussiérage du jeu de pli traditionnel n’a fait qu’ouvrir la voie à de nouvelles productions tout aussi captivantes.

Dans Jekyll & Hyde vs Scotland Yard, jeu à deux joueurs uniquement, pas de missions, mais un seul objectif, pimenté de challenges successifs. Il vous faudra donc faire et refaire, comme autant de runs d’un niveau de jeu vidéo – ou d’échappées d’un cauchemar récurrent (ce que reflètent parfaitement les superbes illustrations de Vincent Dutrait, déjà crédité sur le titre original, et les noms donnés aux trois couleurs des cartes : Peur, Ruse et Manipulation).

Le jeu propose ainsi d’augmenter la pression à travers une série de « chapitres », chacun composé d’un texte d’ambiance et de contraintes ou variantes de règles qui viennent proposer des défis supplémentaires. Les trois premiers chapitres servent grosso modo de tutoriel – les joueurs habitués à la version originale pourront directement attaquer au chapitre IV, le mode standard du jeu.

La mission ? Faire avancer en remportant des plis le pion des joueurs jusqu’à sa case d’arrivée (soit sept à neuf cases, selon la difficulté), avant que celui de Scotland Yard ne le rattrape et le tout en deux manches seulement (8 plis chacune). La matérialisation visuelle de cette course-poursuite, via le plateau, traduit particulièrement bien la tension du titre : l’enjeu de chaque manche se mesure en un coup d’œil.

Recherche d’équilibre

Jekyll & Hyde vs Scotland Yard est en réalité un jeu de pli à trois joueurs, dans lequel l’adversaire (Scotland Yard) est un « automate » pourvu lui aussi de 8 cartes. Son comportement est scripté : il tire toujours la carte du dessus de son paquet, joue toujours le premier en début de manche et commence l’entame suivante s’il remporte un pli.

Le twist est que le paquet de Scotland Yard est composé en début de manche par les deux autres joueurs : chacun donne secrètement quatre cartes de sa main initiale (à 12). Vous savez donc en partie de quoi est fait le jeu adverse – mais pas le moment où vos propres cartes vous tomberont dessus.

Au-delà d’offrir un bel espace stratégique, cette mise en place astucieuse nous raconte à quel point c’est nous qui façonnons notre « ennemi ». Cet adversaire, au fond, c’est encore nous-même – c’est aussi là l’une des clés de lecture du personnage original de Robert Louis Stevenson (L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, 1886). Le but du jeu n’est pas tant de réussir à échapper à la police (ça, c’est le scénario en surface), que de parvenir à l’équilibre intérieur – tout ce que l’on peut souhaiter à une personnalité troublée.

« Si l’ennemi est une construction, pour le vaincre, il faut non pas le battre, mais le déconstruire. »

Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi

La tension du jeu repose donc sur ce bras de fer entre les joueurs et l’automate, chacun luttant pour l’avancée de son pion. Celui de Jekyll/Hyde (contrôlé par les deux joueurs humains), avance d’autant de cases que :

  • Le plus petit nombre de plis remporté par Jekyll ou Hyde (il faut donc en permanence viser une bonne répartition des plis, 4-4 étant l’optimum)
  • Les cartes « 8 » (valeur maximale de chaque couleur) remportées par Jekyll ou Hyde, qui permettent d’avancer d’une case supplémentaire (sachant que ces cartes sont obligatoirement données à l’automate dans la phase de mise en place : il faut donc les récupérer d’une autre manière, comme par une coupe à la couleur).

Et pour faire avancer Scotland Yard, on compte :

  • Tous les 1, les 2 et les 3 dans les plis de Jekyll ou Hyde, qui le font avancer d’une case (sachant qu’il y a trois couleurs dans le jeu, donc 9 cartes potentielles à éviter !)

Ce système amène à une dynamique de jeu particulièrement prenante, tout en apportant une sensation différente du titre original : cette fois-ci les joueurs sont au diapason et doivent au mieux chacun remporter le même nombre de plis, tout en refourguant leurs cartes basses aux plis où l’automate est maître. C’est plus de contraintes, donc plus de challenge. Mais l’équilibre des parties est bluffant : la victoire ou la défaite se joue souvent à une carte près. Suspense et hystérie en cas de victoire sont au rendez-vous.

Pour atteindre cet objectif, la coopération entre les deux partenaires doit se faire dans le silence, une contrainte de communication déjà présente dans The Crew et qui semble rester la meilleur option de game design pour rendre possible un jeu de pli coopératif. Les stratégies sont discutées en amont et les parties jouées muettes. Les multiples voix qui guident vos choix sont donc bien dans votre tête…

Changer l’état du jeu

Fort heureusement, le jeu offre un certain contrôle dans cette recherche d’équilibre, statistiquement en défaveur des joueurs. Outre la sagacité de Jekyll et Hyde, deux mécaniques du jeu nourrissent l’agentivité : la hiérarchie des couleurs et les potions/pouvoirs – des éléments  déjà présents dans le jeu original, qu’il a été judicieux de conserver ici.

La première couleur jouée de la manche sera temporairement définie comme la plus faible (la hiérarchie est matérialisée par des jetons à ordonner sur le plateau). La seconde sera la deuxième plus forte et, automatiquement, la troisième dominera les autres. Comme c’est toujours l’automate qui ouvre le premier pli, sa carte définit donc la couleur la plus faible de la manche (vous commencez peut-être à se voir dessiner une possible stratégie de mise en place). Si vous n’avez pas la couleur demandée, vous pourrez jouer d’une autre couleur et potentiellement remporter le pli si votre couleur est plus forte.

Cette hiérarchie des valeurs peut être modifiée au cours du jeu, justement avec les fameuses cartes « Potions ». Ces quatre cartes sans couleur ont la propriété de déclencher un pouvoir (appelé « réactions ») au contact d’une autre couleur du pli. Chacune des trois couleurs produit un effet différent, offrant aux joueurs plus de contrôle sur le cours de la manche. Les trois pouvoirs sont pour deux d’entre eux différents du jeu de base de façon à être plus adaptés à la circulation des plis entre les protagonistes.

Cette réversibilité des forces produit un effet de jeu puissant : elle transforme complètement la lecture de votre main, maintenant en permanence les joueurs dans un flow tout en tension et en surprises.

Leçon de game design

Les auteurs de Jekyll & Hyde vs Scotland Yard nous offrent une brillante démonstration de cuisine game design : comment, à partir des mêmes ingrédients, composer un plat à la saveur très différente. Toute l’histoire de la carte à jouer laisse en héritage une belle source d’inspiration : des centaines de jeux très différents ont été inventés à partir d’un même paquet de 52 cartes.

Le game design est un art de l’exploration. Au départ, le territoire est vierge et n’est pas encore dessiné ; il est immense et excitant. Vous découvrez des routes, des îles, des continents, que vous suivez par curiosité ou expérience. Puis les contours du terrain se dessinent petit à petit, questionnés en permanence : qu’est-ce qui est en trop, qu’est-ce qui manque ? Une fois le territoire balisé, le genre et l’expérience identifiés, il faut maintenant continuer l’exploration à l’intérieur des limites retenues et trouver le paysage unique de ce terrain – le twist qui en fera un jeu mémorable.

Jekyll & Hyde vs Scotland Yard nous révèle deux chemins tracés à partir d’un même territoire. Pour en savourer toute l’étendue, les deux versions du jeu (celle-ci et Jekyll vs Hyde) doivent être vues comme les deux visages d’une même pièce – et jouées l’une après l’autre, peu importe l’ordre. Ces deux éditions continuent en tant qu’objet de filer la métaphore de leur personnage principal : l’une tournée vers la confrontation et la division, l’autre vers la coopération et l’harmonie.

Conclusion : ne pas couper la poire en deux

Jekyll vs. Hyde – l’original – a certainement pour lui l’attrait de l’épure. Le duel qu’il propose cristallise la tension autour des coups des deux adversaires et offre une meilleure latitude dans la gestion de sa main et de sa stratégie. Mais cette nouvelle version du jeu réussit avec brio à renouveler l’expérience, enajoutant que quelques éléments de préparation.

Posséder les deux boîtes dans votre ludothèque ne fera certainement pas doublon (comme ça peut être le cas par exemple avec Oriflamme : Embrasement). Entre l’un et l’autre, à vous de trouver l’équilibre.