‘Bot Factory’ : une chronique ouvrière
Quand le thème d’un jeu en dit plus que sa mécanique
L’usine et l’ouvrier
En 2014, l’auteur Vital Lacerda signait Kanban : Automotive Revolution (Stronghold Games), un jeu inspiré du nom de la méthode de gestion de production en flux tendu mise en œuvre à la fin des années 1950 dans les usines Toyota. Les joueurs y jouaient des managers ambitieux chargés de sortir un maximum de bagnoles de l’usine.
Après avoir poursuivi son exploration du thème et de la mécanique avec la suite épurée Kanban EV (2020, Eagle-Gryphon Games), Lacerda s’associe à l’auteur portugais João Quintela Martins pour prolonger le concept dans Bot Factory (2023, Eagle-Gryphon Games). Cette fois, plus de manager, plus voiture : vous êtes des ouvriers sur la chaîne de montage chargés de pondre un maximum de robots-jouets.
Les produits changent mais le système reste le même. Qui a dit que les jeux n’avaient rien à voir avec le monde réel ?
Les Temps Modernes (Chaplin, 1936) – I, Robot (Alex Proyas, 2004)
Le moteur et la machine
Bot Factory est une bécane relativement simple à prendre en main (beaucoup plus simple que ses prédécesseurs), pour peu que vous soyez à l’aise avec une certaine capacité d’abstraction et que vous disposiez d’une patience ludique vous permettant de comprendre sa logique (à déconseiller donc pour introduire le jeu moderne à des non-initiés).
Dans son essence, Bot Factory est un jeu de collection avec un système de placement d’ouvrier utilisant le draft ouvert (open drafting) – comment, vu son thème, pouvait-il en être autrement ?
La mécanique de jeu que l’on appelle « placement d’ouvrier » (worker placement) vous est sans doute familière. Elle est relativement équivalente à un système de draft d’action : à chaque tour, vous choisissez une action disponible parmi un panel limité et accessible à tous les joueurs. Une action choisie n'est plus disponible pour les autres et vous devez généralement sélectionner une action différente de celle que vous avez réalisé au tour précédent (ce qui incite mécaniquement à la rotation des phases de développement du jeu). Ce système qui peut sembler complexe est rendu cognitivement accessible par l’utilisation de pions « ouvriers » (meeple, cubes ou autre) qui servent de façon purement ergonomique à matérialiser visuellement le choix et l’historique de vos actions.
Dans Bot Factory, les actions consistent grosso-modo à acquérir des pièces de robot et à former des séries complètes par couleur. L’objectif mécanique du jeu est de faire le plus haut score en fin de partie en formant un maximum de robots complets. L’optimisation et la planification de vos coups sont donc au cœur de l’expérience et du plaisir de jeu.
Vous expliquer ici par le menu le détail des règles n’a que peu d’intérêt. De très complètes expli-parties ou vidéo-règles existent déjà sur la toile et il est toujours possible de télécharger le livret de règles. Comme beaucoup de jeux modernes d’optimisation, le moteur est bien huilé et vous ne trouverez pas de soucis mécanique. Vital Lacerda perfectionne son système depuis plus de dix ans et c’est certainement ici sa version la plus aboutie : un jeu plus épuré, plus court, des règles plus simples, un flow bien dosé. Vous êtes entre de bonnes mains.
Certaines micro-causalités sont également bien vues, comme les pénalités en fin de partie pour les pièces non-utilisées (pas de gaspillage !), ou encore la possibilité de dépenser l’une des ressources du jeu (jetons « prise de parole ») pour influencer certaines variables (comme la valeurs finale des robots) ou éviter de passer votre tour lorsque votre ouvrier se trouve sur le même plateau que Sandra, le « bot » du jeu qui circule dans l’usine pour vous fliquer (en plus de bloquer des actions).
Le jeu tourne, l’usine tourne, le monde tourne – jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien. Mais en fait, la vraie question à se poser est : de quoi parle réellement ce jeu ?
La Fille aux allumettes (Aki Kaurismäki, 1990) – Intérieur métaphysique avec une grande usine (Giorgio De Chirico, 1916)
La carrosserie et la destination
Vous incarnez donc les ouvriers d’une chaîne de montage avec un objectif narratif clair : vous devez essayer d’impressionner les dirigeants « en devenant encore plus productif ». Si vous parvenez à les convaincre de votre « enthousiasme (sic) vous pourrez peut-être obtenir un poste de superviseur et quitter la chaîne de montage ! ». Ne riez pas du jeu : les valeurs que promeut notre société sont-elles vraiment si différentes ?
C’est là tout le brio de Bot Factory : ne plus cacher son moteur de jeu derrière un thème fantaisiste (comme la construction de cathédrale, le calendrier maya, l’architecture médiévale ou encore le développement agricole), mais représenter explicitement ce que le jeu vous fait faire : travailler à optimiser votre rendement et à gagner votre valeur sociale par la performance. Malgré ses illustrations aux rondeurs enfantines et son joyeux matériel, le jeu nous tend un miroir sans concession : le sujet, c’est bien l’obsession contemporaine pour l’optimisation et la productivité. Notre société n’a à ce point plus honte de sa propre aliénation qu’elle s’en amuse sous la forme d’un jeu de plateau.
L’illustration de la boîte de jeu met en scène parfaitement le sentiment qui se dégage face à ce constat : l’humain isolé dans ce monde de machine, vu comme une autre pièce de rechange. Dans cet univers où les robots fabriquent des robots, nous ne sommes que des presse-boutons, nous-mêmes robotisés par les actions mécaniques dans lesquelles nous enferment les processus (dont la méthode Kanban est l’illustration parfaite). Les ouvriers-joueurs deviennent ces mêmes robots qu’ils sont sensés fabriquer, le tout sous la joyeuse couverture du fun, car l’impératif contemporain est bien sûr de s’amuser partout et tout le temps – tant que les chiffres sont au rendez-vous.
Les plateaux de CO2 : Second Chance, Kanban et Kanban EV (autres jeux signés Lacerda)
S’il vous vient spontanément à l’esprit de me dire, « Mais ce n’est qu’un jeu ! », je me permettrais de vous répondre : le jeu est toujours un discours sur le monde dont il est le produit, qu’il le fasse via une critique consciente ou une mimésis involontaire et inconsciente. Sans chercher à prendre parti où à porter de jugement moral, Bot Factory pose malgré tout la question du pourquoi ? Pourquoi tout ça, pour quelle finalité ? La question est posée à deux échelles : celle de la société – et celle du jeu. Car paradoxalement Bot Factory remplit à ce point et malgré lui sa fonction critique que la réponse épidermique au terme de la partie est bien… celle de ne plus avoir envie de rejouer. Pas parce que le jeu est mauvais, mais bien parce qu’il frappe à la porte de notre léthargie et assène la question du sens que l’on donne à cette sacro-sainte productivité.
Dix ans plus tôt, Vital Lacerda concevait le jeu CO2 (et plus tard C02 : Second Chance, la version coop), un éco-jeu qui amenait les joueurs à gérer un fournisseur d’énergie avec l’objectif de diminuer la pollution et d’approvisionner la demande croissante d’énergie verte, tout en faisant des profits. Malgré ce grand écart thématique, la filiation avec Bot Factory se dessine : l’œuvre de Vital Lacerda interroge bel et bien sur notre société productiviste, dont l’horizon indépassable reste le rendement et l’optimisation des processus, quel que soit son objet (la production d’énergie ou les Tamagochi). Ces plateaux de jeux aux multiples circulations, cases et actions, font le portrait d'une certaine complexité du monde que l'on cherche désespérément à dompter. Apprendre à jouer (et peut-être à "gagner", sans trop savoir quoi), c'est déjà nourrir le fantasme de l'hyper-contrôle, mais c'est dans le même temps une étape nécessaire pour comprendre cette étrange partie que nous jouons collectivement - et envisager autre chose.
Alors, Bot Factory, j’achète ou je n’achète pas ? Mauvaise question. S’il y a une chose à retenir de ce jeu, c’est bien l'urgence à sortir du logiciel productiviste. Je vous propose plutôt de vous interroger en ces termes : Bot Factory (et tous les jeux qui vous passent entre les mains), j’y pense ou je n’y pense pas ?
Romain Pichon-Sintes — Le Miroir des jeux — Mai 2024